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Inégalités sociales et ordre symbolique

Résumé du document

Les débats autour de la contestation du PIB comme seule mesure de la bonne santé d’une société ont déclenché une importante vague d’intérêt pour les nouveaux indicateurs de bien-être qui s’est notamment traduite au niveau politique par la mise en place de la commission Stiglitz. Le rapport qui en est issu a ainsi servi à l’élaboration d’un programme permettant de mettre en relation les performances économiques et le progrès social au sein de la statistique publique. Notre projet s’intègre d’une certaine manière dans ce mouvement qui se caractérise notamment par une attention nouvelle portée aux dimensions des inégalités sociales jusqu’alors rendues invisibles d’un point de vue statistique. Mais il entend également se décentrer en reprenant ces interrogations dans d’autres termes afin de se détacher des impositions de problématique qui structurent en grande partie le débat public et qui préfigurent un renouvellement de la pensée d’Etat et un affinement du gouvernement par les nombres. Un des objectifs de la recherche proposée consistera d’ailleurs à éclaircir ces enjeux en interrogeant ce que signifie cette nouvelle sensibilité aux inégalités sociales et à des dimensions de ces dernières jusqu’alors peu explorées. D’une certaine façon, à travers la promotion de ces nouveaux indicateurs c’est à des luttes autour des représentations légitimes du monde social auxquelles nous assistons. Ces luttes mobilisent des groupes sociaux appartenant à des espaces différenciés (champ politique, champ bureaucratique, champ économique, champ scientifique…) autour de ce qui importe d’être compté. Mais, singulièrement, et en dehors que quelques expériences mobilisant des dispositifs dits participatifs, les principaux intéressés restent absents des opérations de construction de ces nouveaux indicateurs censés mieux rendre compte de leur existence et de leur bien-être. Autrement dit, à travers ces nouveaux indicateurs, les groupes les moins favorisés ne sont pas moins parlés et agis qu’auparavant : c’est toujours « d’en haut » que sont définies les dimensions par lesquelles ils sont objectivés et qui informent la manière dont ils sont pris en charge par les politiques publiques.

 

L’objectif central de cette recherche est justement de traiter de ce qui est à l’origine de cet état de fait : les inégalités de pouvoir symbolique entre groupe sociaux qui ne sont jamais appréhendées en tant que telle par l’appareil statistique qui, s’il permet parfois d’objectiver la concentration de ressources symboliques, ne prend guère en compte les phénomènes de dépossession. De ce point de vue, la logique est ici inversée par rapport à l’étude des inégalités économiques où la pauvreté fait l’objet de toutes les attentions et d’une analyse fine alors que la richesse reste bien souvent dans l’ombre et de plus en plus à mesure qu’elle s’accroît. Ce faisant on cherchera à montrer que les inégalités symboliques constituent des appuis à la reproduction, voire à l’accroissement, des inégalités matérielles.

 

La recherche s’articulera autour de trois axes : Effets de théorie, catégorisation et invisibilité des inégalités symboliques ; pouvoir symbolique et espaces de production des représentations du monde social ; formes élémentaires et multidimensionnalité des inégalités symboliques.

 

Effets de théorie, catégorisation et invisibilité des inégalités symboliques

 

En étudiant les indicateurs classiques d’inégalités ainsi que ceux qui ont fait l’objet d’une promotion et d’une élaboration récente, on cherchera à montrer que si la dimension symbolique n’est pas toujours absente, celle-ci n’est que très rarement traitée en tant que telle et que, dans bien des cas, ces indicateurs jouent dans le sens de son absence de visibilité. A titre d’exemple on peut citer les initiatives prises par l’Insee à la suite des préconisations du rapport Stiglitz pour mesurer la qualité de la vie et la pauvreté en conditions de vie où la dimension symbolique des biens matériels n’est pas prise en compte comme une réalité spécifique. Il en va de même quant à l’introduction récente de l’exposition aux risques psychosociaux au travail dans la mesure du bien-être : l’absence d’autonomie normative des travailleurs qui relève directement d’un différentiel de pouvoir symbolique dans les entreprises n’intervient que comme indicateur d’un risque de malaise psychologique et comme élément, parmi d’autres, d’un problème de santé publique. On pourrait encore citer les indicateurs de participation à la vie publique ou de capital social rarement interprétés comme indicateurs d’une absence de légitimité à participer en raison de la construction de certains groupes comme statutairement illégitimes dans la prise de parole et la participation politique.

 

Dans un même mouvement, on s’attachera à montrer comment cette occultation correspond à la retraduction quantitative d’un ensemble de théories qui, par la mise en mots de la problématique des inégalités, informent les orientations prises par leur mise en indicateurs qui, en retour, délivrent des représentations du monde social conforment à ces théories. On pense notamment aux théories de la justice, à celles de la solidarité et de la cohésion sociale, aux théories économiques ou managériales, etc.

 

En articulant théories des inégalités et mesure de ces dernières, il s’agira ainsi de réaliser une critique systématique des sources existantes pour rendre compte de la façon dont elles occultent (malgré parfois une mise en visibilité), les dimensions symboliques des inégalités sociales. La mise en indicateurs sera ainsi saisie comme un processus à la fois descriptif, normatif et performatif susceptible de produire des effets de théorie et donc de reproduire la logique de dépossession symbolique dont les groupes dominés sont et font l’objet.

 

Pouvoir symbolique et espaces de production des représentations du monde social

 

En lien direct avec le premier axe de la recherche, on cherchera à montrer que si les inégalités symboliques sont en partie rendues invisibles par les opérations de quantification et plus largement de catégorisation de la réalité sociale, c’est notamment parce que ces dernières s’effectuent au sein d’espaces de production des représentations du monde social mettant en présence des agents qui détiennent le monopole de dire ce qu’il en est de ce qui est par l’exclusion des points de vue des groupes faisant l’objet d’une objectivation.

 

Pour ce faire, on produira une sociologie des agents de ces espaces de production (que l’on peut situer au niveau européen avec Eurostat, national avec l’Insee ou local avec la multiplication d’observatoires sociaux territoriaux) de manière à introduire une approche génétique permettant de compléter les recherches menées dans le premier axe. Partant de l’hypothèse que l’on compte ce qui est constitué comme important et que ce qui est constitué comme important (les « problèmes publics ») fait l’objet d’une imposition par les agents qui importent, on cherchera à montrer comment l’invisibilité des inégalités symboliques est générée par une saisie de ce qui fait défaut à partir du point de vue de ceux à qui les ressources symboliques ne font justement pas défaut. Autrement dit, que l’invisibilité des inégalités symboliques constitue la manifestation même des inégalités de pouvoir symbolique.

 

Formes élémentaires et multidimensionnalité des inégalités symboliques


De toute évidence, on a là une première dimension de ces inégalités : produire des énoncés descriptifs, normatifs et performatifs qui permettent de dire et produire le monde social. Autrement dit, le pouvoir détenus par certains agents en raison de leur appartenance à des groupes sociaux, de se poser en sujet de l’objectivation des autres groupes et, du même coup, de la leur. L’objectif du troisième axe de la recherche sera de dépasser cette dimension très générale pour parvenir, au moyen de l’enquête conceptuelle et empirique, à mettre au jour d’autres dimensions des inégalités symboliques. Il s’agit donc ici de la partie la plus exploratoire du projet dans laquelle on articulera plus explicitement encore que dans le deuxième axe, les inégalités symboliques avec la notion de capital symbolique, donc avec la dynamique des rapports sociaux de domination, donc également avec les inégalités matérielles en partant de l’hypothèse que la position dans les rapports de production matérielle (soit les chances d’accès aux bien matériels et aux outils de production matérielle) est couplée à la position dans les rapports de production symbolique (soit les chances d’accès aux bien symboliques et aux outils de production symbolique).

 

On visera à objectiver les différentes dimensions du capital symbolique non plus saisi au niveau de champs spécifiques, mais au niveau de l’espace social global. Pour autant, on devra tenir compte du fait que ce qui est accumulé au sein d’espaces plus ou moins autonomes peut avoir des effets en dehors d’eux et notamment au niveau de la société dans son ensemble. On pourra notamment chercher à dégager les conditions qui font que toute espèce de capital spécifique peut être convertie en capital symbolique au sein d’espaces différenciés et voir comment cela opère pour les différents groupes sociaux au sein de l’espace social global, notamment par le bais de l’Etat qui, dans la course aux honneurs et dans la lutte contre la déchéance de l’honneur social, agit comme une « banque » de capital symbolique. On travaillera ainsi sur ce que le pouvoir octroyé par les ressources symboliques donne comme prises sur l’existence en raisonnant à partir des effets qu’elles exercent sur l’espace des possibles, objectifs et subjectifs, autrement dit sur la façon dont on peut, plus ou moins agir sur son destin en fonction de la position occupée dans les rapports de production symbolique. Pourront ainsi faire l’objet d’investigation les différentes stratégies mises en œuvre par les agents et, plus fondamentalement, leur possibilité même d’établir des stratégies (scolaires, professionnelles, d’accès au droit ou de revendication de droits spécifiques, d’intervention publique, etc.) et, plus fondamentalement, leur possibilité même d’établir des stratégies. On articulera ainsi inégalités symboliques et inégalités matérielles de manière à montrer comment les premières contribuent à naturaliser, reproduire, voire renforcer les secondes.

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